"It Ends With Us": 100% Girl-Girl. 0% féministe.
Dans ce film où tout est lisse, joli, glamour..la violence passe au second plan. Le film s'aventure sur le terrain du féminisme washing (un choix facile) et échoue misérablement.
J'ai été frappée par la manière dont les débats sur BookTok U.S. résonnent étrangement et tristement avec le film (que j'ai détesté) It Ends With Us. En novembre 2024, à la suite des résultats de l’élection présidentielle américaine, le BookTok américain s’est enflammé et transformé en champ de bataille. Une partie des influenceurs de BookTok, majoritairement des femmes blanches milléniales, exigeait que la politique reste en dehors de la lecture, et que "it's not that deep". La lecture est souvent présentée, sous des formes différentes, comme une activité noble, manifestation de capital symbolique, culturel ou moral. De la même façon que lire beaucoup de livres ou avoir des diplômes rendrait automatiquement radical ou révolutionnaire (hello la tradition réactionnaire et fasciste intellectuelle), on a vu des dizaines de booktokeuses (et booktokeurs) démontrer que, malgré des centaines de livres lus par an (majoritairement de fiction, fantasy ou science-fiction), elles/ils tombent dans deux grandes catégories :
Une absence totale de littératie médiatique, les rendant incapables de discerner les paraboles ou les messages au-delà des événements touchant le personnage principal ;
Une mauvaise foi évidente, consistant à refuser d’assumer un positionnement politique conservateur tout en manipulant les autres pour les faire passer pour ignorants.
"Girl Girl" est mon nouvel ennemi
Le film It Ends With Us réussi le pari de prendre un sujet grave pour en faire un film superficiel, incapable d’aller au-delà de ce qui semble être sa préoccupation principale : faire en sorte que Blake Lively ait l’air parfaite, surtout ne pas l'enlaidir et garder son Capital de Désirabilité (voir le livre de Da'Shaun Harrison Belly of The Beast. Anti-Fatness as AntiBlackness, ma newsletter à son sujet ici), tout en évitant soigneusement d’être étiqueté comme féministe et être un film Girl-Girl. "D'ailleurs, il a été reproché à Blake Lively, au milieu d'une bataille juridique féroce avec sa co-star Justin Baldoni, d'avoir choisi comme stratégie promotionnelle de parler des tenues et des fleurs, tout en évitant de traiter du sujet de la victimisation, privilégiant un discours "positif", donnant l'impression qu'elle était plus concernée par l’esthétique du film que par le film.
"Girl Girl" est mon nouvel ennemi, cet avatar tout beau tout neuf du techno-capitalisme du spectacle, est détestable pour deux raisons : il a pris quelque chose de cool et l’a bâclé en le transformant en "être une girl-girl", retirant toute aspiration politique, d'organisation ou même de critique du système, pour réussir à imposer des slogans comme "il faut se soutenir", "surtout pas de critique" ou, pire, une infantilisation totale : "oh mais je suis juste une fille". Alors que le "girl" popularisé dans les coins plus radicaux de TikTok avait pris un élan avec le super viral "How hard can it be? Boys do it " ("C’est si difficile que ça ? Les garçons le font ") de @Mad_Mich il a fini dans les recoins de la TradCulture, puritaine et réactionnaire, avec des discours comme "I am just a girl", impliquant : je ne comprends pas la politique, je ne sais pas comment une voiture fonctionne. Et surtout, toute critique contre une femme est alors étiquetée comme "ne pas être une girl-girl". Le Girl-Girl est une nouvelle facette du fascisme, qu’il soit direct et ostentatoire ou plus soft. Le message adressé aux femmes est toujours le même : abandonner toute idée de vie en dehors de la sphère domestique, même réfléchir, se contenter de produire du travail ou de la reproduction, et laisser les choses difficiles aux hommes (le travail, la politique, les études, la parole publique), mais tout cela "pour votre bien". Que ce soit dans la version TradWife de luxe, "aller acheter des sacs Hermès" grâce à votre "provider", ou dans la version masculiniste prolétaire, "oui, mais les hommes meurent à la guerre et les femmes d’aujourd’hui sont des profiteuses", le discours s’adapte. Choisissez votre "fighter" : chaque démographique vient avec des femmes pour empaqueter et marketer ces discours dans des formats plus ou moins digestes, sous des formes qui peuvent sembler plus ou moins inoffensives.
Surtout: "Don't kill the vibe."
Il faut dire que pour un film sur les violence domestique, le personnage principal est rarement à l'écran dans des situation peu flateuse esthetiquement. Le film transforme ce qui devrait être une exploration nuancée des violences conjugales en une sorte de conte où les enjeux réels sont édulcorés pour laisser place à des choix esthétiques superficiels. Les scènes de violence conjugale sont reléguées à des flashbacks flous ou suggérés. Ici point de scène comme joué par Nicole Kidman (Big Little Lies), Jennifer Lopez (Enough) ou Margaret Qualley (Maid), je tiens à dire que je ne milite pas pour une représentation graphique et gratuite de la violence, je pense cependant qu’éviter totalement ces moments évite aussi de montrer les mécanismes systémiques et psychologiques à l’œuvre dans ce type de relations abusive ( d’ailleur la série Kevin Can F**k Himself est excellente pour montrer la violence psychologique et émotionnelle).
La manière dont Lily quitte son compagnon violent est traitée avec une facilité qui frôle l’indécence. Elle tombe enceinte, accouche, et lui annonce calmement qu’elle demande le divorce. Son mari, dans un élan quasi rédemptoire, accepte sa décision. Le film, tout comme les films de Noël, présente des personnages déconnectés des structures sociales. La structure sociale n’a pas vraiment d’impact sur les personnages : l’important, c’est qu’ils fassent ce qu’ils ont à faire et que tout se passe bien, en parfait echos avec l'ideologie entrepreneurial néolibéral, où "votre destin est entre vos mains". A rebours la série Maid, montre comment le système patriarcale et capitaliste travaille contre Alex: la garde de son enfant, l’impossibilité de trouver un travail, et même son propre père qui soutient son conjoint abuseur. It's Ends with Us pas de violence financière, l’isolement, le chantage psychologique ou la surveillance.
De la différence entre être une Girl-Girl et une féministe
Le film s'aventure sur le terrain du féminisme, un choix facile en ces temps néolibéraux, mais même avec un sujet aussi chargé, il échoue complètement, et ce, en une scène. Après une conversation dont nous n’avons droit qu’à des bribes, avec une musique de fond incessante (et franchement désagréable tout au long du film), la belle-sœur de Lily lui dit : « En tant que belle-sœur, je veux que vous vous remettiez ensemble, mais en tant qu’amie, si tu retournes avec lui, je ne te parlerai plus jamais. » Ce moment, censé être un élan de sororité, révèle au contraire une profonde incompréhension des dynamiques complexes des violences conjugales. Qu’est-ce que ça veut dire ?! J’étais scotchée à mon écran et ai dû revenir en arrière. Et en y réfléchissant, ce n’est pas étonnant, car on retrouve beaucoup de discours similaires sur les réseaux sociaux autour de l’idée d’être une "Girl Girl" ou de ne pas être "male-centered". Ces concepts, qui se différencient fondamentalement du féminisme, appartiennent selon moi à une forme de discours réactionnaire soft, dans un contexte de backlash anti-féministe.
Un discours féministe, ou tout du moins un discours de soutien aux victimes, ce n’est pas dire : "En tant que belle-sœur, j’ai envie que vous reveniez ensemble." Non, ce serait plutôt : "En tant que belle-sœur, je veux que tu le quittes." Et en tant qu’amie, je veux te soutenir à travers ce processus pour que tu t’en sortes. Même si tu n’y arrives pas du premier coup, parce qu’on sait qu’il faut en moyenne plusieurs tentatives pour que les victimes puissent vraiment partir, je serai là.
Cela soulève également une question essentielle : où va la solidarité et où commence le devoir amical dans une société patriarcale ? Les femmes ont souvent du mal à reconnaître l’étendue de la violence patriarcale, notamment dans des contextes où celles qui défendent leurs droits à vivre sont punies et ostracisées. Rarement pose-t-on la question de savoir quand il devient acceptable de couper les ponts avec des proches hommes – frères, amis – en cas de violences domestiques, de viol ou de pédophilie. Quelles sont les bonnes raisons de ne plus parler à son frère ? Ce type de question aurait pu être central dans le film, mais elle est complètement absente.
Le film manque cruellement de relationnel dans son sens social. Les personnages semblent évoluer dans leurs vies personnelles et publiques sans que leurs choix aient de véritables conséquences sur les autres. De plus, la structure sociale ne se fait jamais ressentir à travers ses institutions légales, administratives ou même sociales.
A la fin tout le monde est gentil et les violences domestiques, c’est mal.
Tout le monde a droit à son arc de rédemption. Evidement le film utilise le trope facile du « chevalier blanc », dans une version qui se veut plus subtile (elle devient indépendante d’abord) avec le personnage d’Atlas Corrigan, l’ex-petit ami de Lily, qui revient dans sa vie, affronte physiquement Ryle, lui offre son canapé et une porte de sortie. Ce cliché, qui consiste à présenter un homme sauveur comme la solution aux violences patriarcales, simplifie de manière problématique les dynamiques complexes des violences conjugales. Comme je l'ai expliqué dans une de mes chroniques pour Manifesto XXI, “Le deuxième archétype est celui de l’homme sauveur, qui devant la monstruosité de crime subi par sa compagne, fille, sœur ou amie va mobiliser l’outil par excellence de la virilité : la violence physique…”.
Lily, sort de cette relation abusive et se remet avec son amour d’enfance. Cet amour d’enfance, qui avait toujours eu un faible pour elle, trouve enfin son "happy ending" avec celle qu’il aimait secrètement depuis des années. La belle-sœur, elle, peut rester une amie loyale tout en investissant dans le business de Lily. La mère de Lily, qui a elle-même été victime de violences domestiques, admet ses torts en partie, mais tout est résolu de manière simpliste.
Et même le mari violent à droit à sa scène de redemption, Lily accouche et annonce à Ryle qu’elle veut divorcer. Elle lui demande de se mettre à sa place et d’imaginer ce qu’il dirait à leur fille si elle vivait une situation similaire. Sa réponse : « Je lui dirais de partir et de ne jamais revenir. » Ce moment, présenté comme un sursaut de morale, occulte complètement les réalités des violences conjugales. Aux États-Unis, l’un des principaux risques de mortalité pour une femme enceinte est l’assassinat par son conjoint ou ex-conjoint. Cette scène, comme celle du montage du berceau , est inutilement longue et encore une fois glamourisée, comme si l’intention était que les spectatrices se disent : "Ils sont beaux ensemble" (ce qui renvoie au concept de capital de désirabilité développé par Da’Shaun Harrison). Comme l’a écrit Assata Shakur : « Personne dans l’histoire n’a jamais obtenu sa liberté en appelant au sens moral de ceux qui les oppriment. » Le film reprend également ces discours contre lesquels les féministes se débattent : « Imagine, c'est ta sœur, ta mère, ta fille », enfermant ainsi les femmes dans des rôles de proximité pour mériter de ne pas être violentées ou abusées. Ce discours s'éloigne de toute analyse systémique du patriarcat, renforçant les pires archétypes, comme l’idée que "l’amour" serait intrinsèquement lié au respect ou le conditionnerait. Un piège qui, au lieu de questionner le système, le consolide.
Et la cerise sur le gâteau : Lily, sa mère et sa fille se rendent sur la tombe du patriarche violent, où elle dépose la fameuse serviette de table. C’est sur cette serviette qu’elle avait commencé à écrire les choses positives pour l’éloge funèbre de son père, mais en était incapable. (D’ailleurs, comment ce papier n’est-il pas couvert de moisissures après tout ce temps ?). Le moment libérateur pour Lily est réduit à ce geste symbolique, un "get ready with me to be free".
Le problème fondamental d’It Ends With Us, c’est qu’il est conçu pour offrir un bon moment et des leçons faciles : « Les violences domestiques, c’est mal. », et non une invitation à explorer (ou questionner) les violences domestiques comme un fait social total, non pas un “bug” ou “pas de bol”. It Ends With Us nous présente une jolie fille avec un appart sympa, une boutique mignonne, une maman sympa, des amis sympas, et un amour d’enfance sympa (et avec un appartement à prêter), qui finit par s’en sortir de manière… tout aussi sympa. Le drame de It Ends With Us, c’est qu’au final c’était vraiment "not that deep."